La vendetta, loi non écrite selon laquelle un crime ne peut être lavé que dans le sang, existe toujours en Crète. Une forme de code de l’offense. Témoin, cet assassinat dans la première semaine de janvier 1999 d’un Crétois coupable de viol et de meurtre d’une jeune femme de Patima. Ce village situé non loin de Chania comptait encore plusieurs centaines d’habitants en 1995. En 1999 il n’en restait que…dix ! Et ce n’est pas le seul village crétois à mourir de «vendetta», tous les membres de la famille d’un criminel qui portaient simplement son nom étant contraints à fuir pour éviter la mort.
C’est ainsi que commença la vendetta entre les familles Tsontis et Koukouvitakis pour un… vol de bêtes. Depuis, le village d’Aradéna, dans les Montagnes Blanches, est désert, lui qui comptait alors encore 140 âmes.
La vendetta la plus connue et la plus sanglante est celle qui provoqua la mort de 140 personnes entre les familles Kokolakis, Pentarakis et Sartzédakis, dont l’un des descendants fut Président de la République grecque, qui obligea cette dernière famille à fuir à Thessalonique.
Elle débuta dans le petit village de Prinès, entre Sougia et Omalos. Elle coûta la vie à plus de 100 personnes, dont 66 entre 1943 et 1952.
À l’origine, une banale affaire de familles : une fille de la famille Kokolakis était amoureuse d’un garçon de la famille Pendarakis et d’un garçon de la famille Sartédakis. Incriminant le manque de moralité de cette jeune-fille, la famille Pendarakis refusa le mariage ; et l’honneur exigea que le frère du prétendant de la famille Pendarakis exécutât la jeune-fille et le prétendant de la famille Sartzédakis. Débutèrent alors des exécutions à la chaîne dans les trois familles ainsi que dans d’autres proches. Les meurtriers furent à chaque fois punis de cinq à six ans de prison. Avant que le cycle infernal ne reprenne… Ce n’est qu’à la fin des années 80 que cessa cette vendetta grâce à un… mariage entre les deux familles.
Une des seules façons de faire taire une vengeance parfois séculaire. Quand ce n’est pas simplement parce que toute la lignée mâle a ainsi disparu. Il arrive même qu’un descendant soit obligé de reprendre la vendetta dix ou même vingt ans après les dernières hostilités.
Dans les faits, tout peut théoriquement fournir matière à offense : des dommages causés à la propriété, un vol d’animaux, la diffamation, l’injure, l’offense d’une épouse, des problèmes de succession, etc. On peut réparer l’offense par une manifestation publique de repentir avec l’aide d’un tiers reconnu par les deux parties. Ce règlement du différend est alors sanctionné publiquement par une manifestation symbolique de réconciliation, une tournée au café par exemple.
En réalité, tout est une question d’honneur : toute offense mettant en danger cette valeur doit être punie. Et un meurtre ne peut être lavé que par un autre meurtre. Sinon, le mort ira en enfer ou sera privé du repos éternel.
Celui qui s’engage dans l’engrenage de la vengeance, parce que son honneur est atteint, le fait aussi pour reconquérir sa place dans la communauté. En effet, la notion d’honneur est aussi une notion collective : offenser une personne du clan équivaut à offenser tout le clan.
Ce sont les parents mâles de la victime, du fils aîné au parent le plus éloigné, qui sont désignés pour assumer le rôle du vengeur. En cas de meurtre, c’est la mère du disparu qui désigne la future victime dans son chant de deuil. Lorsque la décision est prise, on envoie un avertissement à la famille adverse en lui demandant de « prendre garde ». Si le meurtrier vit encore, il sera la prochaine victime ; sinon, ce sera un de ses parents consanguins mâles. Cette soif de vengeance est souvent due à l’absence de justice ou à la défiance à son égard. Aujourd’hui encore, on réveille et baptise des enfants à trois heures la nuit. Cela délivrerait l’enfant et la famille, touchés par la vendetta, des mauvais esprits. À propos de vendetta, comment ne pas citer ces mots de Jacques Lacarrière
– dans l’introduction au Crétois de Prévélakis :
« Quand il s’agit d’un homme tué à la guerre ou assassiné, l’âme ne peut connaître de repos tant qu’il n’est pas vengé… La vengeance, ici, n’a pas pour but de satisfaire un simple ressentiment. Son explication n’est pas psychologique. Elle a pour but d’assurer le repos du mort, de rétablir cet équilibre entre le monde visible et invisible qu’avait détruit l’acte criminel: le sang appelle le sang. Il faut que l’âme du mort s’abreuve de celui du meurtrier, faute de quoi elle tournera éternellement dans les lieux où elle vécut. Ainsi, dans l’Antiquité, les âmes dont les corps étaient restés sans sépulture tournaient-elles inlassablement sur les bords du Styx, sans pouvoir pénétrer dans le royaume des Morts ».
– et dans L’Été grec :
« Ce soleil, ces arbres, cette hospitalité, cette générosité avaient un envers impitoyable fait de nuits, de veillées funèbres, de vengeance ressassée, de haine jamais assouvie. L’étranger qui parcourt la Crète n’est jamais associé à ces ruminations sauvages, ces intrigues sournoises, ces meurtres qui couvent sans cesse… Et il risque de ne voir que sourires et libéralités là où fermentent des passions closes, où des lèvres se ferment à jamais quand le sourire n’est plus de mise. »
– ou encore ceux d’Edouard Brasey dans Quand le ciel s’éclaircira :
« Fidèles à la loi du clan, ils règleraient la question eux-mêmes, entre capétans, entre Crétois. Le Lion (surnom d’un des héros du roman) serait jugé par les siens, et non par un tribunal anonyme. Et s’il devait périr, ce serait à la loyale, en duel avec un homme désigné à l’unanimité par les capétans, et non sous la lame d’un couperet aveugle ou dans l’enfermement administratif d’une prison d’Héraklion. Le Lion était un fauve, mais il était d’abord un homme, et il méritait de succomber sous l’étreinte d’un autre homme le valant. »
À lire aussi le beau roman de Ioanna Karystiana Un costume dans la terre (Seuil 2004) : une vendetta qui se termine parce que les deux protagonistes, le vengeur et le futur condamné, trouvent cette tradition insensée.
Alors que dans Le Crétois de Pandélis Prévélakis, le héros Constantin épousera la veuve du gendarme qu’il a assassiné après que cette dernière
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