Reportage paru dans le Figaro Magazine du 25 novembre 2022.
Texte et photos de Frank Charton. (Edition par Louis Lecomte)
Ce sera le dernier bruit du monde extérieur : dans un grondement de machinerie pétaradante, le bateau s’éloigne de l’extrémité sud du mont Athos, tel un monstre de ferraille refluant avec fracas, nous laissant sur ce quai désert, fouetté par le vent et le ressac. Au-dessus des récifs, l’escarpement sauvage du « désert » athonite (relatif au mont Athos, NDLR) nous surplombe de manière intimidante avec, émergeant du maquis, les silhouettes ténues d’une poignée de cellules et d’ermitages : le village monastique, ou skite, de Kafsokalivia ! C’est le point géographiquement le plus retiré de la zone interdite, dans une ambiance de bout du monde.
Quel pari osé que cette tentative d’immersion à rebours du temps sur le doigt le plus oriental du trident de Chalcidique, au sud de Thessalonique. Avec, comme fil directeur, cet insensé chapelet de forteresses monastiques et de cabanes érémitiques réparties tout autour de la péninsule, soit environ 2500 reclus volontaires – un chiffre probablement sous-estimé et en augmentation constante. La fascination des profanes pour le mont Athos n’est pas nouvelle. Envoûtés par la verve de Jacques Lacarrière dans L’Été grec, bercés par les incantations de Bertrand Vergely sur la propédeutique du désert, nous gardions depuis bien longtemps, enfoui au fond de nous, ce désir athonite, tel un rêve hors de portée. En outre, depuis la pandémie de Covid, le mont Athos, déjà difficile d’accès en temps normal, était retourné pendant deux ans à sa splendide solitude. Pères et abbés, moines-aubergistes, capitaines de ferrys et surtout police des « frontières » spirituelles, tous veillent avec une intransigeance sourcilleuse à ce que nul, et surtout nulle, ne pénètre impunément sur cette « terre promise ».

Le réfectoire richement décoré du monastère de Grigoriou où vivent près de 80 moines. Franck Charton.
Cent permis de visite accordés quotidiennement
La patte blanche qu’il faut montrer s’appelle « diamonitirion », un sauf-conduit délivré au compte-gouttes par les autorités ecclésiastiques locales, totalement indépendantes du gouvernement grec et seules compétentes pour organiser la vie quotidienne de la péninsule. Cent permis sont accordés quotidiennement aux mâles orthodoxes, et 10 seulement aux non-orthodoxes, qui doivent néanmoins être chrétiens, pèlerinage oblige ! L’aura du mont Athos est telle que, chaque semaine, des milliers de candidatures affluent du monde entier. Il nous aura fallu de longs mois de persévérance pour décrocher ce fameux sésame sans lequel rien n’est possible : il est valide pour trois nuits et quatre jours, renouvelable une seule fois, à la discrétion du bureau des pèlerins de Karyès, la petite capitale, au-dessus du port de Dáfni, au centre de l’isthme. Le séjour se limite donc à une semaine au plus. Et à une nuit maximum au sein de chaque monastère, qui pourvoit gîte et couvert au nom de la sacro-sainte hospitalité. Enfin, ça, c’était avant.
Avant la popularité exponentielle de l’Athos, devenu mythique au fil du temps, et surtout avant les années Covid. Suite aux ravages de l’épidémie dans certains monastères, ces derniers sont devenus de plus en plus réticents à héberger les pèlerins. La plupart exigent désormais un test de dépistage négatif et une réservation préalable, par fax pour les plus traditionnels, par e-mail pour les « modernes » et par téléphone pour les autres, quand ils veulent bien décrocher ! Mais sur les 18 monastères et skites contactés d’une façon ou d’une autre dans le cadre de cette immersion, seuls deux ont répondu par l’affirmative. Il est donc impossible de planifier un itinéraire.

Le monastère de Stavronikita, fondé au XIe siècle, avec le mythique mont Athos en arrière-plan. Franck Charton.
Un territoire régi par des dogmes immuables
C’est donc à l’ancienne, c’est-à-dire un jour après l’autre, en prenant la mer, puis en posant nos pas sur les sentiers parfumés de l’Athos, et en comptant sur la bonne fortune, surtout la charité chrétienne des moines aubergistes, que, diamonitirion et test PCR en poche, nous nous élançons au-devant de ce « Tibet orthodoxe ». Car si le périple au départ de Thessalonique s’annonce indéniablement excitant, d’abord en bus jusqu’à la bourgade balnéaire d’Ouranoúpoli – dernière localité en libre accès –, puis par bateaux soumis à vérification, enfin à pied, les mystères et la complexité « byzantine » de cette expérience au sein du monachisme vivant de la Sainte Montagne rendent celle-ci quelque peu mystérieuse aussi : le pèlerin, qu’il soit véritable ou occasionnel, évolue dans un territoire où subsiste l’anachronisme d’une authentique théocratie byzantine, c’est-à-dire régie par des dogmes immuables, depuis le grand schisme chrétien de 1053 qui acta la séparation des Églises d’Orient et d’Occident : patriarcat omnipotent, stricte orthodoxie liturgique, refus de l’œcuménisme, prière intensive et vie retirée de la folie du monde. C’est dire si la probabilité de se faire refuser des accès ici ou là et de devoir bivouaquer en pleine nature est forte. Tout cela dans le cadre géographique à la fois âpre et sublime du mont Athos en toile de fond, culminant à plus de 2000 mètres au-dessus de la mer Égée… De quoi titiller l’imagination la plus blasée ! Mais la vraie question qui nous intéresse : au-delà du mythe, à quoi ressemble réellement et comment fonctionne ce microcosme éthéré en 2022 ?
À tout seigneur, tout honneur : le maître des lieux, montagne élancée, pyramide rocheuse trônant en majesté au-dessus des nuages. Une vision presque onirique depuis le ferry qui nous emmène vers le graal. Jeunes et vieux, barbichettes et katogans, moines émaciés et pèlerins lambda, ouvriers (les chantiers sont permanents sur Athos), tous les regards sont braqués sur le rivage occidental, qui défile dans une succession de criques et d’escarpements. Une petite flottille de bateaux officiels effectue chaque jour plusieurs liaisons entre les petits ports de la côte interdite, appelés ici arsanas, ces dépendances maritimes des institutions monastiques souvent bâties plus haut dans la montagne. Les autres embarcations, yachts privés et bateaux de croisière, doivent croiser à plus de 500 mètres des rivages, sous peine d’amende par les gardes-côtes. Une fois débarqué, le pèlerin dûment autorisé bénéficie du libre accès au sommet où s’accroche la petite église de Metamorfosis Sotiros. L’ascension de la voie normale, si elle n’est pas techniquement difficile, reste longue et soutenue en terrain caillouteux. Nous faisons étape, au pied de la crête sommitale, à la chapelle de Panagia, qui fait aussi office de refuge en nid d’aigle au bord des falaises, à 1500 mètres d’altitude.
Si Panagia dépend en principe du monastère de Grande Lavra, le pionnier des monastères athonites, fondé au Xe siècle, c’est le moine gréco-arménien Ambrosios qui est chargé de surveiller les allées et venues sur la montagne sacrée, et il est étrangement détaché du monastère de Panteleimonos. Ce dernier, d’obédience russe, reste le plus « peuplé » des sanctuaires de la péninsule. On chuchote que, depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, l’argent russe coule à flots avec, en corollaire, des luttes d’influence qui feraient rage au sein des institutions orthodoxes locales, pour tenter de « slaviser » la péninsule. Le contrôle de Panagia ferait partie de ces joutes feutrées…
Tout est religieux, même la montagne
Quoi qu’il en soit, nous sommes reçus avec une bienveillance bourrue par le père Ambrosios. Hirsute et dépenaillé, regard farouche et verbe rare, il a l’allure et le cuir buriné d’un cavalier des steppes kazakhs. Il nous demande expressément d’enlever nos shorts et d’enfiler un pantalon !
Sur Athos, tout est religieux, même la montagne ! Choisi parce qu’il parle huit langues, il réside ici de mai à novembre. C’est un contemplatif, un poète au look de clochard céleste, un herboriste qui s’adonne à ses moments perdus à deux hobbies : cueillette et séchage des plantes aromatiques, et bricolage de petites amulettes en bois ou en laine, qu’il fait brûler en psalmodiant ou qu’il cache dans des anfractuosités, telles les offrandes d’un antique animisme. Il tire de la citerne creusée sous le plancher un seau d’eau de pluie, puis nous partageons en silence une soupe près de la cheminée. Dans la lumière laiteuse de l’aube, le sommet du mont, atteint au bout d’une heure et demie d’efforts depuis le refuge, offre un panorama époustouflant sur toute cette terre interdite, en train d’émerger des brumes. La croix, à 2033 mètres d’altitude, croule sous les ex-voto : colliers, bracelets, pendentifs… De retour à Panagia, c’est le défilé des visiteurs. Chaque nouvel arrivant est considéré comme un pèlerin en quête de transformation, non comme un randonneur fourbu. De fait, Roumains, Grecs, Bulgares, Moldaves, Serbes, Ukrainiens, Macédoniens se succèdent au fil de la journée. À chacun, Ambrosios dispense conseils, tisane d’herbes ou place près du feu, avec un brin de compassion prosélyte : « Tous viennent chercher la voie de Dieu sur la Sainte Montagne ; mon rôle est de les accompagner, pour qu’ils redescendent meilleurs. »
Nous reprenons notre bâton de pèlerinage pour nous diriger, par un chemin forestier, vers le premier skite à trois heures de marche, celui d’Agia Anna, collection de chapelles, dômes, cours, dortoirs et patios éparpillés dans le versant. À l’accueil, un père au regard inquisiteur sous des sourcils charbonneux nous fait asseoir sous une tonnelle avec vue sur mer, puis nous regarde droit dans les yeux : « D’où venez-vous ? – France. – Pourquoi êtes-vous là ? – Par curiosité par rapport à notre tradition catholique. » Cet « aveu » suscite une petite moue. « Avez-vous la foi ? – Nous sommes en chemin », répliquons-nous, sans plus de précision. On nous apporte alors un verre d’eau et une poignée de baklavas, en guise de bienvenue. Mais cela ne suffira pas à garantir un lit ce soir, fut-il en dortoir. Notre père fouettard nous congédie avec ces mots : « Pas d’hébergement sans réservation, c’est la règle. »
Un sentier en balcon mène au port de Nea Skiti, puis longe le rivage jusqu’à la piste d’Agios Pavlos, monumental édifice aux allures de krak des Chevaliers. Ce monastère imposant mais austère fait partie de ceux n’ayant pas répondu à nos messages de réservation, alors nous passons notre chemin pour pousser vers le suivant, Dionysiou, à trente minutes de marche facile. Là, l’accueil est souriant et la collation excellente, mais le verdict tombe vite : « Nous sommes complets, désolé ; vous devrez poursuivre votre chemin. » Vrai ou faux ? Peu importe, il est 16 heures passées, l’après-midi commence à s’étirer et il devient urgent de trouver un hébergement avant la fermeture des portes monastiques, d’autant que nos pauvres jambes commencent à peser une tonne chacune. On en vient presque à marmonner une petite prière de circonstance…
Nous retrouvons donc la caresse du soleil après la fraîcheur des murs de pierre. Au bout d’un chemin serpentant à travers le maquis et qui semble interminable, tout en montées et descentes, surgit enfin Grigoriou. Ressemblant lui aussi à une forteresse, avec murailles d’enceinte, tours et donjon, celui-ci s’agrémente de balcons de bois, de cours fleuries et de potagers suspendus. À peine avons-nous posé notre sac que le père aubergiste nous hèle : « Venez vite, l’office a commencé ! On fera les formalités après. » Nous sommes guidés, poussés presque, vers l’église multidôme blottie au centre des remparts, comme un œuf d’or dans un nid de pierre. Une porte enluminée s’ouvre sur une salle voûtée, noyée dans les clairs-obscurs, où l’on distingue des ombres figées ou avachies dans des stalles ouvragées. À tâtons, nous continuons jusqu’à la salle suivante, la nef, toujours aussi sombre mais avec quelques cierges permettant de s’orienter. Avisant une encoignure providentiellement libre, nous évitons de nous manifester, en écoutant des chants polyphoniques qui proviennent du chœur, un peu plus loin au fond de l’église. Peu à peu, les yeux, s’habituant à la pénombre, distinguent un merveilleux ensemble de fresques byzantines, des murs au plafond : une multitude de saints, prophètes et patriarches aux reflets moirés – et parfois une figure féminine aussi ! – nous observent. En bas, sur les dalles patinées, c’est un va-et-vient incessant, un ballet d’ombres en calots, voiles noirs, tuniques flottantes et barbes chenues, entre les icônes, les cierges et quantité d’objets liturgiques. Le tout sur fond de psaumes récités par une voix aigrelette, alternant avec des chants gutturaux en grec ancien et les craquements des bancs vermoulus sous les corps las. Ne comprenant pas un mot et ne voyant rien puisque tout se passe ailleurs, le non-Grec, de surcroît non-orthodoxe, n’a d’autre choix que de se laisser porter par une musique mystique et des accents venus de très loin.
Ce petit moment de grâce relative est d’un coup interrompu, lorsqu’un père s’approche doucement et nous souffle : « Êtes-vous orthodoxes ? » Nous secouons la tête. « Alors vous ne pouvez pas rester ici, votre place est dans le narthex, près de l’entrée. » On nous précisera plus tard que le chœur de l’église, appelé ici katholikon, est réservé à l’abbé (higoumène), à ses seconds (archimandrites) et aux vénérables anciens (hiéromoines). La nef accueille moines ordinaires et pèlerins orthodoxes en résidence. Enfin, dans l’antichambre, ou narthex, on case les autres visiteurs de passage, auxquels se mêlent les pères en pénitence qui, d’ailleurs, se tiennent souvent debout, voire à genoux.
Des repas ritualisés
Quand le staccato de l’encensoir a fini de purifier l’église, l’assistance se glisse comme un seul homme vers le réfectoire attenant. C’est une immense salle voûtée, elle aussi entièrement couverte de fresques religieuses, où le souper, déjà servi dans les assiettes, a été dressé sur de grandes tables collectives : poêlée de patates et courgettes à l’huile d’olive, fromage de brebis, pain maison à volonté, œuf dur, plus un verre de vin rouge par personne. Tout va très vite. Après une brève homélie, chacun peut prendre place et, au son de cloche, nous sommes autorisés à commencer à manger en silence, alors qu’un père lit à voix haute, en chaire, des textes sacrés. En coin, le pèlerin non encore rassasié scrute le coup de fourchette de l’abbé car, dès qu’il a fini, tout le monde se dresse à l’instant et quitte le réfectoire en bon ordre. À la porte, une incroyable haie d’honneur nous attend : bras tendu, l’abbé donne sa bénédiction de ses trois doigts levés, alors que face à lui, trois moines se prosternent très bas à notre passage.
Après les vêpres et le souper, et avant les complies, un temps libre est propice aux flâneries et aux conversations. Des conciliabules se tiennent entre pères et pèlerins, entre maîtres et élèves. L’un d’entre eux, comptable en banlieue d’Athènes, qui revient chaque année pour « se laver l’âme », nous raconte que la plupart des grands monastères sont bâtis autour des lieux de prière et de méditation, devenus lieux saints, des grands anachorètes du début de la chrétienté. La péninsule du mont Athos fut ensuite découpée en 20 parts, comme une galette des rois. Chaque territoire monastique comprend donc un pan de montagne et un pan de rivage avec, entre les deux, des forêts exploitées pour leur bois, des vergers et des vignes prospères, des champs et des jardins potagers, des ateliers et un débarcadère d’où les chaluts monastiques vont tirer le poisson du vendredi. Tous fonctionnent en économie circulaire, quasi autarcique, avec l’aide de clercs civils et de travailleurs étrangers – tous mâles et orthodoxes, bien sûr – pour les tâches les plus pénibles. Les charpentiers sont par exemple souvent roumains, et les tailleurs de pierre plutôt albanais. Un autre habitué des lieux, chauffeur de taxi à Thessalonique, nous rappelle avec malice les 10 commandements à respecter dans l’enceinte des monastères : il est interdit de siffler, chantonner, croiser les jambes quand on est assis, mettre ses mains dans le dos dans une église, filmer ou faire des photos, fumer, se servir d’un téléphone portable, parler fort, jurer ou blasphémer, enfin porter des habits indécents (shorts et débardeurs).
Un pèlerinage initiatique
L’hospitalité nous a finalement été accordée par Grigoriou ! Nous partageons notre chambre ce soir avec un militaire crétois et un boucher de gros du Péloponnèse. La douche fonctionne, notre petit balcon donne sur la mer Égée où une baleine a été vue hier ; alors que demander de plus ? Depuis la cime athonite, la journée a été longue, très longue… Lorsque, à 3 heures du matin, le sonneur desimandre appelle à la prière des matines en frappant un petit maillet sur une planche de bois, nous décidons de nous octroyer généreusement une grasse matinée jusqu’à 6 heures ; il nous restera encore les deux bonnes heures du service des laudes, puis nous nous remettrons en route vers le monastère perché de Simonopetra, aux allures de dzong bhoutanais, avant de basculer, versant oriental, vers les monastères de la côte est, réputés plus « intégristes ». Nous sommes sereins : le chemin initiatique est encore long, mais la mise en action opère des miracles. La confiance gagne du terrain à chaque rencontre et, avec elle, un certain allègement spirituel. Reviendrons-nous meilleurs du mont Athos ? Rien n’est moins sûr, mais consciemment ou malgré nous, la transformation est en marche…

Pour les moines de la péninsule, une vie de réclusion, d’introspection et de prières. Franck Charton
Un grandît merci à l’auteur de cet article lu sur le bateau de croisière côtière à la découverte des monastères. Si ceux-ci sont impressionnants, tout aussi impressionnant pour moi est la radicalité, voire l’intolérance des Moines envers les pensées autres que les leurs. Mais heureusement, l’Inquisition me paraît se cloîtrer bien plus loin!
Je reconnais toutefois qu’il s’agit d’un ressenti personnel à la lecture de ce récit et dèmes 3 jours passés à Ouranopolis. Rdar