Pari audacieux, mais réussi ! Des Strasbourgeois non-voyants ont réalisé leur rêve : partir sur les sentiers de la Crète et de son glorieux passé en s’imprégnant des parfums de sites peu fréquentés.

L’aventure aurait été impossible sans l’étroite collaboration entre deux associations : Alsace-Crète et le Groupement des intellectuels aveugles et amblyopes (GIAA).

L’idée a germé lors d’une soirée conviviale. Les présidents Jean-Claude Schwendemann, bien connu des passionnés de la Crète, et Daniel Bouffier, lui-même non-voyant, ont décidé de relever en commun le défi. Un groupe de douze handicapés visuels fut constitué.

Ne manquaient plus que les indispensables accompagnateurs pour prendre par le bras les voyageurs privés de vision. Pas trop difficile à trouver, tant le programme était alléchant. Tournant le dos aux formules « all inclusive », les participants s’envolèrent à la découverte d’une région peu touristique, au sud de la Crète (60 km d’Héraklion), avec randonnées sur des chemins désertiques (et des décors fabuleux, mais pleins d’embûches).

L’idée, chacun le comprit bien vite sur place, c’était de partir à la rencontre des Crétois, de leurs vraies habitudes de vie quotidienne, tout le contraire des clichés.

Sous les pieds, 4 000 ans d’histoire

« En Crète, on préfère ne pas poursuivre certaines fouilles archéologiques plutôt que d’arracher des oliviers. » Ce constat n’a rien d’étonnant pour Jean-Claude Schwendemann, qui parle couramment le grec moderne et connaît en détail les us et coutumes des habitants.

Sur les pierres inégales du célèbre site archéologique de Phaistos, le palais minoen de 8 000 m2 , construit et détruit trois fois à cause de tremblements de terre, le pied des non-voyants se fait hésitant. Christiane, Bernadette, Jean-Claude avancent prudemment. « Attention, il y a un creux, plus loin le chemin de pavés s’arrête. Il faut traverser une passerelle, sous laquelle sont rangées des pithos (Les pithos sont légèrement différentes des jarres romaines, mais ont le même usage) qui contenaient des réserves ». Les explications des aidants sont aussi importantes que le bras qui guide, prévenant les risques de chute ou d’entorse.

Les plus érudits des non-voyants, qui ont étudié le grec classique à l’université, connaissent bien l’histoire de ce site. Il est sans doute frustrant pour eux de ne pas pouvoir toucher des murs, qui se sont écroulés, pour se rendre compte des dimensions du site. Mais ils savent qu’ils foulent plus de 4 000 ans d’histoire et que l’antique port proche, Kommos, fut un lieu de convergence et d’échanges de produits avec tout le bassin méditerranéen…

Respirer les parfums d’une flore riche

Plus à l’aise avec les multiples senteurs de la flore crétoise, Élisabeth et Solange prennent plaisir à respirer les nombreuses plantes qui bordent les chemins ardus, et complètent leurs connaissances botaniques avec Thérèse, guide attentive et prévenante. Les discussions égayent les longues balades, sans oublier la nécessaire vigilance pour grimper des chemins caillouteux à souhait. « Attention, il y a une crevasse, plus loin de grosses pierres. » Élisabeth et Daniel, habitués aux randonnées, ont le pied sûr. D’autres tanguent un peu. Dans ces conditions, guider s’avère fatigant, car en cas d’accident même mineur, les secours s’avéreraient compliqués.

Les difficultés de ce voyage ont cependant été bien dosées par l’organisateur en chef qui prévoit des « pauses » : une halte chez un potier du village de Sivas permet aux aveugles de se faire la main sur l’argile, en tentant de modeler une petite coupe tout en maîtrisant le tour avec le pied, sur les conseils prodigués en grec par le maître de l’art, puis traduits en français. « J’ai travaillé la terre autrefois », se souvient Christiane. Dominique, qui en est à son premier essai, s’en sort plutôt bien, sourire aux lèvres…

Vigne avenante

Promenade dans les vignes avant une séance de dégustation chez un jeune viticulteur crétois.

La production d’huile d’olive ne constitue pas le seul créneau de subventions européennes : le vin de qualité bénéficie lui aussi de mannes de Bruxelles longtemps après que les viticulteurs eurent été contraints d’arracher leurs vignes.

Visiter une cave viticole et en goûter les produits : l’un des aspects les plus faciles de ce voyage, chacun appréciant de prendre un verre en main. « Mon père a repris une tradition familiale et a replanté des vignes en 2002, recherchant des anciens cépages », explique fièrement le jeune Andreas Zacharioudakis. « Aujourd’hui, ils sont une vingtaine sur le secteur à avoir suivi l’exemple de mon père. » La quasi-totalité de la production est exportée en Allemagne.

Le vaste domaine, qui couvre désormais 23 ha, est implanté à plus de 500 m d’altitude à flanc de collines, au sud-est du mont Ida (2 400 m).

Le privilège de toucher des objets précieux

Les non-voyants alsaciens ont été autorisés à remplacer l’œil par la main.

Musées archéologique, puis historique d’Héraklion, musée ethnologique de Vori, musée du célèbre écrivain Nikos Kazatzaki (auteur de « Zorba le grec »), jumelé avec le musée Albert Schweitzer à Gunsbach : des visites spécialement concoctées pour les non-voyants alsaciens, qui ont eu le privilège de toucher, parfois avec des gants en plastique, de précieuses sculptures ou objets soigneusement protégés du public. Car au-delà des explications passionnantes des guides, la difficulté de remplacer l’œil par la main ne constituait pas le moindre des obstacles…

Tout fut rendu possible, parfois sous le regard étonné d’autres visiteurs intrigués par toutes ces cannes blanches. Mais que serait la culture pour les aveugles si elle demeurait uniquement abstraite ?

Article paru dans les DNA