« D’une découverte archéologique crétoise au droit européen contemporain »

             Lundi 5 octobre, 19 h, MISHA

Cette table ronde modérée par Sylvain Perrot, archéologue, helléniste et directeur adjoint de la MISHA, s’est tenue dans le cadre de la programmation culturelle de la Présidence grecque du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (15 mai-18 novembre 2020).

Un projet porté par ALSACE-CRETE, l’ARELAS/CNARELA, la MESA et l’UMR 7044-Archimède.

Le site archéologique de Gortyne

La première intervenante, Daniela Lefevre-Novaro, une archéologue de renom de la civilisation grecque, a présenté le site archéologique de la ville de Gortyne, pour contextualiser cette Table-ronde sur les Lois de Gortyne. De la sorte, elle a présenté la ville de Gortyne dans la plaine de la Messara, dans la partie méridionale de la Crète. Initialement peuplée dans les collines dès le XIIe siècle avant notre ère, elle devient une véritable polis grecque vers le VIIIe siècle avant notre ère, où le foyer de population de la ville se déplace dans la plaine. Par la suite, elle devient une metropolis qui va prospérer et s’élargir durant la période romaine antique puis durant la période byzantine.

Le texte des Lois de Gortyne a été étudié dès 1884 durant la période ottomane sur les murs de l’odéon, construit sur ce qui était peut-être auparavant un ekklesiasterion, par l’archéologue et épigraphiste italien Federico Halbherr.

Cette inscription, datée entre -480 et -450, est appelée la « Reine des inscriptions » puisqu’il s’agit de l’inscription la plus longue héritée du monde grec antique : elle s’inscrit sur les murs d’un édifice d’un diamètre de 33 mètres, sur 12 colonnes pour un total de 600 lignes de texte.

L’étude du site archéologique révèle l’importance de l’édifice et des Lois de Gortyne : malgré une destruction du bâtiment au Ier siècle avant notre ère, puis vers l’an 100, ce bâtiment a été reconstruit deux fois, et même une troisième fois vers le IIIe siècle, avant d’être occupé par des sépultures romaines.

Le « Code de Gortyne » n’est pas isolé dans un contexte ; ce n’est pas la plus ancienne inscription de Gortyne à caractère législatif (on en trouve déjà dans le temple d’Apollon au VIIe siècle avant notre ère, visibles de tous et ainsi placées sous la protection des dieux), ce qui traduit un haut niveau de maturité politique dans la ville dans son contexte dorien.

 

Une inscription en dialecte crétois

Deuxième intervenante, Monique Bile, professeur à l’Université de Nancy-Metz, linguiste de grec ancien et notamment de la langue crétoise, a consacré plusieurs années de sa carrière à l’étude des Lois de Gortyne. Elle est revenue sur les nombreux enjeux et difficultés de la traduction de ces colonnes.

En effet, l’inscription est en dialecte crétois et non en dialecte attique, ce qui pose des problèmes de traduction et d’interprétation. En plus de cela, l’alphabet qui la compose comporte seulement 18 lettres ; il s’agit d’un des alphabets les plus pauvres de la culture grecque ; une lettre peut avoir de multiples prononciations ce qui multiplie les lectures possibles d’un même mot. Par ailleurs, l’inscription est écrite dans un style elliptique et sans ponctuation. Cela ne pose pas de problème dans l’interprétation de la majorité du texte mais rend difficile la compréhension du sens précis de certains passages des lois. De plus, ces inscriptions sont principalement axées sur la structure familiale. Or, la structure familiale traditionnelle crétoise du Ve siècle avant notre ère est très différente de la nôtre, ce qui complexifie encore davantage la lecture.

Toutes ces particularités offrent néanmoins des informations précieuses sur le contexte de l’époque. En effet, l’alphabet utilisé dans l’inscription est archaïque ; et un alphabet plus récent, plus riche et de la même époque a été retrouvé sur le site. Ainsi, le choix de l’usage d’un alphabet archaïque, plus ancien, traduit un changement majeur politique qui a dû intervenir dans les environs de – 450. De plus, l’importance apportée à la question de la possession de la terre notamment traduit une redistribution des cartes du pouvoir, à travers la possession foncière à Gortyne.

 

Le « Code de Gortyne »

Le troisième intervenant, Julien Fournier, professeur d’histoire grecque à l’Université de Strasbourg, est spécialisé dans les textes de loi au sein de la polis grecque. Il s’intéresse au contenu, au fond du texte du « Code de Gortyne », présenté comme un recueil de lois relatives à ce qu’on appellerait aujourd’hui le droit de la famille. À titre d’exemple, le « Code de Gortyne » régit les conséquences des cas de viol, de divorce, d’héritage, de naissance illégitime, etc.

Julien Fournier a relevé que le « Code de Gortyne » commence par une invocation aux dieux et une interdiction de se faire justice soi-même, affirmant ainsi la primauté des tribunaux sur la justice privée. Cela traduit aussi le passage à un droit écrit. Ainsi, ce n’est plus le Conseil des anciens qui détermine arbitrairement le prix du sang mais une justice de tribunal s’appuyant sur un code écrit auquel chacun a accès et peut faire appel, ce qui permet l’avènement de l’égalité de tous les citoyens devant la loi, appelé le principe d’isonomie.

Le « Code de Gortyne » différencie deux catégories de personnes : les libres et les non-libres. Cela témoigne d’une société d’ordre où chacun est protégé par la loi, mais inégalement. Il existe ainsi un rapport de 1 à 2400 pour des peines encourues et des indemnités qu’il est possible de toucher selon le statut de la personne, libre ou non.

 

Les Lois de Gortyne et la Loi des XII Tables de Rome

Le quatrième intervenant, Michel Humm, professeur d’histoire romaine à l’Université de Strasbourg, propose d’établir une comparaison entre les Lois de Gortyne et la Loi des XII Tables de Rome.

Il est pertinent, selon lui, de comparer le premier corpus de lois écrites à Rome, rédigé durant les premières années de la République romaine, aux Lois de Gortyne datées de – 451 / – 449, soit environ à la même période.

Il s’agit d’un texte majeur pour la ville de Rome puisqu’il traduit le passage du jus à la lex. En effet, avant cette dernière, existait une primauté du jus, un « langage oral qui engendre la prospérité », une invocation proche du serment dont la formule oblige les dieux. Le jus était confié aux pontifes, les experts du sacré, à la fois juges et arbitres des affaires divines et humaines.

La lex, à l’opposé, est la « loi » qui reflète l’idée d’un contrat extérieur à la sphère du religieux, auquel est associée une sanction, ce qui la rend proche de la notion du nomos grec.

La Loi des XII Tables aurait été rédigée à la suite d’une ambassade en Attique selon des chroniqueurs romains. S’il semble peu probable qu’une ambassade soit effectivement allée à Athènes, il est vraisemblable et raisonnable de considérer qu’elle a été rédigée à la suite d’une visite diplomatique romaine dans la colonie athénienne de Neapolis, l’actuelle Naples, relativement proche de la ville de Rome. Ainsi, cette inspiration grecque reprend l’idée de mettre à l’écrit le droit ainsi que le principe d’isonomie, celui de l’égalité de tous devant la loi, à la suite d’une pression de la plèbe romaine, et ainsi de convertir la sanction de la forme du prix du sang à celle de l’amende.

 

Redécouverte et enjeu de la diffusion des lois de Gortyne au XIXème siècle

Cinquième intervenante, Céline Drand, historienne du droit à l’Université de Strasbourg, a présenté la redécouverte et l’enjeu de la diffusion des Lois de Gortyne à travers la figure de Rodolphe Dareste, magistrat de la Cour de Cassation, principalement connu pour son activité à la Cour de Cassation lors de l’Affaire Dreyfus.

Helléniste réputé, il fit sa thèse en histoire du droit à une époque où il ne s’agissait pas encore d’une discipline académique ; et il publia régulièrement des articles relatifs aux textes grecs antiques. Il est à l’origine de la diffusion des Lois de Gortyne en France, et il a rédigé en tant qu’académicien des sciences morales et politiques des articles dans des revues spécialisées dans les études grecques et le droit.

Il a effectué une première traduction des Lois de Gortyne afin de pouvoir les diffuser, puis a organisé une deuxième traduction, afin de faire comprendre l’importance de cette découverte pour les juristes.  »

 

L’héritage de la codification crétoise et plus généralement grecque dans le droit contemporain et plus particulièrement européen

Sixième et dernière intervenante, Frédérique Berrod, est professeure de droit européen à l’Institut de Sciences Politiques de Strasbourg. Elle a mis en exergue l’importance de l’héritage de la codification crétoise et, plus généralement grecque, dans le droit contemporain et plus particulièrement européen. En effet, depuis 2001, l’Union européenne a codifié plus de 500 textes, traduits dans l’ensemble des 24 langues de l’Union européenne, permettant ainsi d’harmoniser partiellement la législation de 27 États. Un exploit sans précédent.

La tradition de la codification sert le besoin d’intelligibilité du Droit de l’Union européenne ainsi que celui d’accessibilité, permettant ainsi de garantir le principe de transparence promu par les Traités et nécessaire à la pérennité de l’Union européenne.

 

27/10

Nicolas Visanica, stagiaire de la MESA