A l’occasion de la Présidence de la Grèce du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, l’association Alsace-Crète, en partenariat avec l’ARELAS-CNARELA a proposé la projection du film Médée de Pasolini.
Vous trouverez ci-dessous la présentation du film et le commentaire de Delphine Viellard, présidente de l’ARELAS-CNARELA

Je dois vous avouer que j’ai vu Médée il y a une bonne vingtaine d’années et que je n’y ai pas compris grand-chose et que je suis passée à côté de beaucoup de points. C’est un film compliqué, comme le souligne le Centaure-Laurent Terzieff. En effet, pour comprendre le film, des explications sont indispensables et j’ai trouvé celles-ci chez Pasolini, car il a accompagné la sortie de son film par un ouvrage qu’il a appelés Visions de la Médée. En effet, il ne faut pas oublier que Pasolini n’était pas seulement un cinéaste, mais aussi un homme de lettres, un poète et un romancier. Médée est donc un film et un livre, et pas seulement un film.

En 1969, Pasolini conclut donc avec Médée sa réflexion sur les mythes qu’il avait entamée avec l’Évangile selon Matthieu et Œdipe-Roi. De même qu’il faut lire Visions de la Médée pour comprendre le film, je pense qu’il faut voir ces films ainsi que Théorème pour comprendre Médée.

Je dois dire d’emblée que Pasolini n’a jamais voulu faire avec Médée une reconstitution de l’Antiquité, ni même une transcription, mais il a voulu faire une allégorie liée à l’actualité politique. On n’y verra pas Jason muni d’une seule chaussure, ni Médée découper en morceaux son frère. En outre, même les lieux ne sont pas ceux du mythe, la Colchide c’est Göreme et ses paysages troglodytes, son peuple c’est le peuple local, des Turcs ruraux vêtus de vêtements traditionnels empruntés à diverses civilisations, la musique ce sont des chants tibétains, iraniens, indiens ou japonais. Corinthe c’est la forteresse d’Alep. L’adaptation de Médée fait en réalité fonction de parabole en opposant Médée et Jason, c’est-à-dire la Colchide qui vit encore dans la conscience du sacré et la Grèce qui l’a discrédité. Ce que Pasolini défend c’est une société agricole, qu’il retrouve à la fois dans la Colchide barbare et archaïque de Médée et dans l’Italie rurale et pieuse, et qu’il oppose au capitalisme naissant, au monde industriel, à la société de consommation, à l’écrasement du sous-prolétariat qu’il condamne et qu’incarne la Grèce de Jason.

Il faut donc avoir en tête ces données pour comprendre le film et tous ses enjeux.

Pasolini commence son film bien avant la tragédie d’Euripide, au moment où le Centaure-Laurent Terzieff révèle à Jason, alors âgé de cinq ans, le secret de sa naissance. Le premier épisode du film fait grandir Jason en même temps que le centaure devient un simple humain, et abandonne un discours religieux pour l’expression de la raison et la désacralisation des mythes. Par la transformation du Centaure, Pasolini montre aussi l’évolution de Jason qui finit par rationaliser et désacraliser ce qu’il avait défini par ontologique. On retrouve dans les paroles du Centaure non pas des vers d’Euripide mais des citations de Mircea Eliade, révélant l’aspect anthropologique du film : « Rien n’est naturel dans la nature », « Seul celui qui est mythique est réaliste et seul celui qui est réaliste est mythique ».

Le deuxième épisode du film assez long donne à voir le pays de Médée, une Colchide qui s’avère être le paysage fort célèbre de Göreme en Cappadoce, qui sous l’apparence de rites barbares, est en réalité un monde ordonné et structuré par le divin. C’est ainsi qu’il faut apprécier la longue scène de sacrifice humain du début du film, dont la reconstitution est fondée sur un passage du Rameau d’or de Frazer. Le corps du jeune homme sacrifié retourne à la terre dont il favorise la régénération. Pasolini montre ainsi le temps cyclique de cette époque, opposé au temps linéaire que donnait à voir le premier épisode. Pour lui le sacré se démarque de la religion, c’est un mode de vie décrit par les textes anthropologiques.

Le réalisateur italien revisite ensuite l’expédition des Argonautes, non présente dans la tragédie, qu’il filme comme une simple razzia. Jason ne fait que piller la Colchide pour obtenir à son retour le trône de son pays. Médée dérobe la toison d’or, aidée de son frère qu’elle finit par tuer, séduite dans sa fuite par Jason, avec laquelle elle échange de furtifs regards. La traversée de la mer se fait sur un radeau ressemblant à celui de Géricault. Même si Médée se transforme petit à petit sous l’influence de Jason, elle s’emporte au cours du retour quand la tente n’est pas plantée correctement et implore encore la terre. À Corinthe, le roi rompt ses promesses et ne rend pas son trône à Jason. Mais Médée et Jason n’en trouvent néanmoins pas la paix et la scène d’amour montre une Médée apaisée : une Médée désormais grecque de barbare et sauvage qu’elle était. C’est à ce moment que réapparaît le Centaure, un Centaure et son double humain, car, selon ce dernier, le sacré persiste à côté de sa forme désacralisée. Le Centaure révèle à Jason qu’il a pitié de Médée car il comprend ce qu’il appelle sa catastrophe spirituelle, sa conversion à l’envers dont elle ne s’est pas remise. On voit ensuite très rapidement Médée en pleurs et on comprend que Jason l’a laissée tomber. Une ellipse de dix ans s’est en effet produite, les amants sont partis d’Iolcos pour Corinthe, sans que le spectateur en soit averti. Deux suites sont alors orchestrées par Pasolini. La première, fidèle au mythe, mais imaginaire, où Médée fait semblant de pardonner à Jason et fait parvenir à Glaucé, sa nouvelle femme, la fille du roi, une tunique de la part de ses enfants. Celle-ci représentée sous les traits d’un enfant accepte malgré les avertissements de son entourage le cadeau funeste et meurt brûlée, rejoint par son père. Pasolini revient alors en arrière et filme une deuxième fin, réelle cette fois, où Glausé est vivante. Son père exige de Médée qu’elle s’exile avec ses enfants. On voit de nouveau le don de la tunique à une Glaucé désormais en larmes qui, quand le miroir réfléchit d’elle une image trouble, — on y reconnaît presque Médée –, s’enfuit et se jette du haut de la citadelle.  La fin du film donne à voir le meurtre par Médée de ses enfants, que celle-ci lave soigneusement avant de les poignarder et de les brûler afin que Jason ne puisse pas même leur rendre un dernier hommage. Ils échapperont de ce fait à la barbarie de la civilisation.

Le film se finit ainsi, par l’échec double de Médée et de Jason.

Pour finir quelques mots sur le choix des acteurs. Pasolini a confié le rôle de Médée à Maria Callas dont c’est le seul rôle au cinéma, lui qui n’aime pas l’opéra, représentatif selon lui du goût bourgeois. Ce choix est donc ironique puisque Maria Callas incarne la barbarie. Il faut aussi remarquer que Maria Callas a perdu sa voix pendant le film ; donc ce n’est pas sa voix que l’on entend, on entend seulement ses cris. On reconnaît Laurent Terzieff, et Jason est joué par un athlète professionnel.