Dans l’esprit des jeunes gens des années 70, la notion de liberté se confondait souvent avec des horizons ensoleillés, de lointains pays orientaux tel que le Népal. Katmandou faisait rêver… La Grèce comptait également au nombre de ces destinations mythiques, pays de Cocagne, où l’on prenait « Le Temps de vivre » comme le chantait si bien Georges Moustaki, où l’on baignait dans un état de bonheur permanent, bercé par la rumeur des vagues et le son des guitares.
Cette liberté, cette Grèce dorée de soleil, au ciel d’un bleu si pur et si lumineux, je les découvris pour la première fois à 20 ans, avec des amis, lors d’un voyage dans le Péloponnèse à la fin des années 70. Un de nos compagnons de route nous quitta l’espace d’une semaine pour visiter seul la Crète. Il en revint enchanté et nous affirma que cette île surpassait en beauté le reste de la Grèce. Je crois que c’est à ce moment-là que le mot Crète s’ancra inconsciemment dans mon esprit.
Quelques années plus tard, voire quelques décennies, je me passionnais pour la mythologie grecque. Je regrettais alors de n’avoir pas suivi cet ami au pays de Minos et de Dédale. Puis je tombai sur un article qui mettait en lumière le lien entre la Crète minoenne et l’Atlantide décrite par Platon. (je n’ouvrirai pas le débat ici, mais qui peut soutenir sérieusement que la description de Platon correspondrait à une autre civilisation que celle des Minoens ?). Dès lors, je n’eus de cesse de me rendre sur cette île fascinante et mystérieuse, de visiter les ruines de ses palais antiques, qui avaient abrité cette civilisation avancée et ses héros légendaires.
Je ne pus hélas (!) m’y rendre séance tenante et dus me contenter d’y voyager par la pensée et l’imagination. Dès lors, les énigmes que je concoctais (j’écris des romans policiers depuis plusieurs années*) subirent une forte influence méditerranéenne. J’abandonnais pour un temps les brumes londoniennes au profit d’antiques mystères crétois, sans soute en guise d’exutoire.
Vint le jour où je me rendis en Crète pour la première fois. Je fus séduit par l’ambiance suave de La Canée, impressionné par la magnifique gorge de Samaria, avant de découvrir, en descendant en voiture le flanc sud de la montagne dominant Skafia, la merveilleuse mer de Libye, scintillante d’or et d’azur. De ma vie, je n’avais admiré un tableau aussi enchanteur.
Par la suite, je me rendis régulièrement en Crète. Non seulement la magie opère toujours, mais elle semble aller crescendo. Je fais toujours de nouvelles découvertes, chacune paraissant plus merveilleuse que la précédente. On pourrait à l’infini décrire la beauté biblique de l’extrémité orientale de l’île, étrange décor de fin du monde, symphonie chaotique de rochers qui semblent avoir été fraîchement moulés par la lave ; évoquer le calme et le silence bienfaisants qui règne dans les montagnes, les senteurs enivrantes de l’origan et du thym qui embaument les sentiers, le plaisir toujours renouvelé de la découverte de quelque crique sauvage ou celui de la dégustation de cette succulente cuisine locale. Il y a tant à dire…
Nulle part ailleurs, je n’ai ressenti un sentiment de liberté aussi vif, été sensible au mystère du passé qui semble sourdre de chaque pierre, ni frappé par la beauté majestueuse de l’environnement. Car en Crète, la nature semble s’être surpassée.
Qu’il me soit ici permis de donner un petit conseil aux futurs voyageurs. Celui  qui se contente d’un service « all-inclusive » dans les complexes hôteliers du nord de l’île, avec une ou deux visites organisées, n’aura qu’une vision très réduite de l’île, voire fallacieuse. Celui qui louera une voiture et sillonnera les routes écartées du sud de l’île pourra prétendre à avoir une vue d’ensemble du territoire, mais qui ne restera pour ma part que très sommaire et partielle ; un peu comme si on visitait la France en la traversant par ses autoroutes.
C’est à pieds et en sac à dos qu’il faut découvrir la Crète profonde, traverser ses petites villages hors du temps, s’attarder dans ses kafenions, longer son littoral enchanteur, descendre ses gorges majestueuses, remonter ses sentiers montagneux, goûter pleinement à ce dépaysement sauvage et parvenir à des endroits inaccessibles autrement : criques sauvages ou sommets vertigineux de promontoires, tel celui de Pikilassos, dont le toit de la chapelle du prophète Ilias offre sans doute le plus beau bivouac de la Crète. C’est là, et seulement là, qu’on débusquera l’âme de la Crète, et qu’on retrouvera par la même occasion le sens des valeurs perdues : étancher sa soif à une source au terme d’une longue marche sous le soleil, pique-niquer au grand air, où un simple saucisson vous paraîtra un festin de roi ou simplement se reposer à l’ombre d’un tamari. Tous ces petits plaisirs élémentaires, étouffés par l’ultra confort occidental, se transformeront en véritable bonheur dans l’écrin merveilleux du paysage crétois.

Paul Halter

* parmi ses romans : Le Crime de Dédale (Editions du Masque), Le Géant de pierre (Editions du Masque) , Le Chemin de la lumière (Editions du masque).