En ce petit matin de septembre 1965 j’étais loin de me douter que la Crète allait entrer dans ma vie pour ne plus la quitter jusqu’à aujourd’hui. C’était mon premier vrai voyage et j’étais partie seule. Je ne savais rien de la Crète et je m’étais décidée pour cette destination, les dieux savent peut-être pourquoi, à la vue d’une reproduction de la fresque de la Parisienne dans une revue de voyages, vague réminiscence de mon livre d’histoire de 6ème. Donc, j’ai descendu la passerelle de l’Héraklion qui accostait alors dans le vieux port, et là, les deux pieds sur le sol crétois, j’ai ressenti l’étrange impression d’arriver chez moi, un peu comme si je retrouvais, dans ce pays inconnu, les racines dont on m’avait privée. Impression persistante et d’autant plus étrange que rien, tandis que je remontais la rue du 25 Août avec les vendeurs d’éponges, les carrioles à ânes, les fumeurs de narguilé à la terrasse des petits cafés, rien ne m’était familier.

De ce premier séjour, les moindres détails sont restés gravés dans ma mémoire, les sites, les villages, la chaleur des rencontres et de l’accueil, les visages, même. J’ai quitté la Crète en sachant que j’y reviendrais mais la Crète ne m’a jamais quittée. Quarante ans plus tard, il est peut-être temps, puisque l’occasion m’en est donnée, de me demander ce que représente le Crète pour moi !

« Encore ! Tu vas encore en Crète ! » me disent certains, « qu’est-ce que tu peux bien y faire, tu n’as plus rien à y découvrir, tu dois tout connaître par cœur, là-bas !! ». Je vais en Crète comme d’autres retournent chaque année dans la vieille maison familiale, dans le village des grand-parents. Seulement, pour moi, c’est toute l’île qui est mon village, je n’y ai pas de point d’attache, je la sillonne, année après année, par petits bouts, en toute liberté. Je n’ai jamais su m’enraciner.

Je n’habite pas la Crète, c’est la Crète qui m’habite. J’ai voulu, quelle prétention, tout connaître de la Crète ; du jour au lendemain je me suis intéressée à tout ce qui pouvait concerner cette île, de près et même de loin. La mythologie, l’histoire et même la géographie en région karstique, l’archéologie et Arthur Evans, les églises byzantines et l’architecture vénitienne, la renaissance et l’occupation ottomane, Kazantzakis et Prévélakis, le régime crétois et l’oméga 3 du pourpier, la lyra et le laouto, Xylouris et les mandinadès, le vin et le raki, les villages et les villes, la mer et la montagne, les chemins de randonnée…

La Crète m’attend ; comme elle attend ses enfants partis loin. J’y reviens fidèlement, année après année, parfois plusieurs fois dans une année. Je n’aime pas y débarquer brusquement, sans transition,  et je hais la cohue de l’aéroport d’Héraklion ! Comme autrefois, j’aime arriver en bateau, voir s’approcher lentement la côte, au petit matin, débarquer dans le port de mon choix. Quel bonheur, à 7 heures du matin, de parcourir les rues encore endormies de Hania, de boire mon premier métrio sur le port presque désert.

Arrivée en douceur, mais une fois sur le chemin, l’attraction est si forte qu’il ne peut y avoir d’escale : on m’attend. Et non, je ne connais pas les autres îles grecques, voyage souvent prévu et toujours reporté, sauf Santorin et Karpathos où j’ai fait un aller-retour depuis la Crète.

Qui m’attend ? Je n’ai pas réellement d’amis, en Crète. Durant mes pérégrinations dans l’île, pendant toutes ces années, que de rencontres, que de discutions à bâton rompu devant un carafon de raki, moments d’émotion ou de franche rigolade. Au hasard de mes passages, je retrouve avec joie l’un ou l’autre, comme on retrouve des cousins éloignés –« je passais par là, je suis venue vous dire un petit bonjour »- , et la conversation continue comme si nous nous étions vus hier. M’ont-ils vraiment reconnue ? peut-être !

Et pourtant, la Crète c’est aussi pour moi une belle histoire d’amitié et de fidélité. Monique, rencontrée au cours de mon premier voyage (elle n’aimait pas les concombres, je n’aimais pas les tomates) , Aline et Annette, mes vieilles complices d’errance sur les chemins crétois, tous les amis qui m’ont suivie et se sont perdus avec moi sur ce fichu E4, et ce soir inoubliable de l’été 2000 où nous étions plus de cinquante, famille et amis venus de France, dans le petit village d’Argiroupoli, simplement pour un anniversaire.

Ce que j’aime entre tout, c’est entrer dans l’obscurité d’une petite chapelle perdue dans la montagne après l’avoir longtemps cherchée, voir peu à peu apparaître quelques fresques, peintes il y a plusieurs siècles, sans doute par un artiste local, avec une touchante naïveté. J’aime la fraîcheur de ces grandes places où coule une fontaine, à l’ombre des énormes platanes, les confidences des femmes, lorsque les hommes se sont éloignés, Heleni qui voudrait tant vivre à la ville, Maria qui rêve de savoir conduire, Evanghelia qui me parle de sa solitude. J’aime les villages à l’architecture labyrinthique, autour de l’Ida, les urginéas qui oscillent doucement dans la brise automnale…..

J’aime tout de la Crète, même… ce que je n’aime pas, et cela avec une parfaite mauvaise foi !

Chaque année je me promets de ne pas retourner à Matala, site défiguré entre tous. J’avais pleuré la première fois, en quittant cet endroit magique, les falaises, le petit port : quelques maisons de pécheurs, deux cafés, et le bruit des vagues amplifié par les falaises. Le soir, à la fin de l’été, chacun allait chercher sa chaise et s’installait pour voir le coucher du soleil. Le silence se faisait peu à peu et le soleil se couchait derrière les montagnes blanches qui se détachaient brusquement sur le ciel rouge. Maintenant, c’est en arrivant que j’ai envie de pleurer ! Oui… mais… quand même…., une fois sur la plage, le dos tourné à la catastrophe et suffisamment éloignée du zinzin des bars, je le retrouve, mon coucher de soleil.

J’aime le petit vin crétois, celui qu’on nous sert en carafe ; ce vin, fait « à l’ancienne » dans chaque famille -le même depuis l’antiquité, dit-on- et qui nous réserve une surprise chaque fois renouvelée, la couleur, l’arôme, le goût. J’aime le sourire du patron de la taverne quand on le complimente sur son vin. Et finalement, même une mauvaise piquette, ça arrive, je finis par lui trouver un certain « caractère » !!

« Les belles touristes qui visitent mon village m’invitent à Paris, mais comment pourrais-je vivre, même quelques jours, sans voir les neiges du Psiloritis », chante malicieusement Iannis, le vieux lyrariste d’Axos. Moi qui dis ne pas avoir de point d’attache, pas une seule fois je n’ai quitté la Crète sans être allée sur le Mont Ida : le voir, l’approcher, le contourner. L’approcher, dormir au moins une nuit dans un des villages les plus hauts, là où l’on ne peut plus le voir, mais où l’on sent sa présence écrasante et protectrice. S’en éloigner et le voir toujours, juste au-dessus de la très belle église de Valsamonéro, depuis le port minoen de Kommos, le petit village de Meronas dans la vallée d’Amari, le balcon de Georges à Kamilari. Et depuis Phaistos, bien sûr !

C’est sans doute à Phaistos que tout a commencé entre l’Ida et moi. Kyrios Alexandros, le dernier des Minoens comme il aimait à le dire, plaisantant sur sa petite taille, pouvait en parler des heures, du Mont Ida , de la grotte de Kamarès et de ses poteries. Il tenait absolument à ce que tous les visiteurs repèrent, croquis à l’appui s’il le fallait, la petite tache noire que dessine la grotte sur le flanc de la montagne. Et comme j’aimais l’écouter raconter, je suis souvent revenue. Il était possible, à cette époque, de loger à Phaistos, dans le pavillon actuel. J’ai le souvenir d’une promenade dans le site désert, tard le soir, d’un petit déjeuner sur la terrasse au lever du soleil…

Après Henry Miller et Jacques Lacarrière – je n’avais encore rien lu ni de l’un ni de l’autre -, je n’aurai pas l’audace de parler de la magie de Phaistos, où « le ciel est réellement plus proche de la terre que nulle part ailleurs sur ce globe ». J’aime à imaginer que certains soirs, Henry, Jacques et le petit Alexandre se retrouvent tous les trois sur la terrasse du pavillon, autour d’une bouteille de mavrodaphni.

Il y a quelques années, le village où avait vécu Kyrios Alexandros, situé tout juste entre Phaistos et le Mont Ida s’est jumelé avec un village du sud-ouest de la France : village natal de mon grand-père où se trouve toujours la maison de famille que je n’ai jamais vue. J’aime cette coïncidence. Mais les années passent et même là, je n’ai pas encore posé mon sac. Pourtant j’ai la chance, maintenant, de pouvoir prolonger mes séjours en Crète. Je n’y vois pas le temps passer. Et puis, un soir comme les autres, à l’heure où je déguste tranquillement mon ouzo, je ressens comme un vide…

Marie-Françoise Pins