Article paru dans Médiapart le 20/08/2022

https://www.mediapart.fr/journal/international/200822/grece-l-europe-…

 

Ce samedi 20 août, la Grèce en a fini avec douze ans de surveillance européenne. Cette décennie,
marquée par un choc d’austérité sans précédent, laisse le pays démoralisé et dévitalisé. PIB,
endettement, banques, emploi… aucun des problèmes de la crise grecque n’a été résolu. Mais
l’Europe ne veut plus entendre parler de la Grèce.

Ce 20 août, la Grèce en aura fini avec douze ans de surveillance européenne. La Commission européenne a
décidé fin juin que le contrôle étroit imposé à Athènes depuis 2010 n’était plus justifié, après le remboursement
par anticipation de la dernière tranche d’emprunt (1,58 milliard de dollars) au FMI par le gouvernement grec fin
avril. « Après douze ans […], un chapitre difficile pour notre pays s’achève, s’est félicité le ministre des finances
grec, Chrístos Staïkoúras. La Grèce revient à une normalité européenne et ne sera plus une exception dans la zone
euro. »

En dépit des assurances du premier ministre grec Kyriákos Mitsotákis (droite conservatrice), les Grec·ques
peinent à croire à un retour à la normale. Ils n’arrivent pas à effacer cette décennie 2010, synonyme
d’effondrement, d’appauvrissement, de régression et parfois d’humiliation. Et il faudra sans doute des dizaines
d’années avant que le pays se relève de la stratégie de choc austéritaire qui lui a été imposée et qui a engendré
des dégâts considérables.

La Commission européenne feint d’ignorer le problème. Dans une lettre de son vice-président, Valdis
Dombrovskis, et du commissaire à l’économie, Paolo Gentiloni, elle souligne que le gouvernement grec a
respecté la plupart des engagements pris. C’est bien là l’essentiel, à ses yeux. Pour le reste, elle n’a aucune envie
de s’étendre sur le sujet : depuis la fin du troisième plan de sauvetage européen en 2018, tout est fait pour
oublier la Grèce.

Pas plus que les Grecs les Européens n’ont pourtant oublié la crise grecque. Elle reste un traumatisme dans la
construction européenne. C’est le moment où l’Union a changé de nature. D’une réunion de pays librement
associés, elle est devenue une assemblée de créanciers et de débiteurs. Bruxelles s’est alors arrogé, sans contrôle,
des pouvoirs de coercition, pour imposer ses règles et ses vues, au nom de la défense de la monnaie unique et de
l’intégrité de la zone euro. Le précédent a frappé tous les esprits. Une dynamique d’adhésion et de soutien s’est
cassée, peut-être de façon irrémédiable.

Lors de son dernier voyage à Athènes, en octobre 2021, l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel,
considérée en Grèce comme la principale responsable de la gestion de la crise grecque, a tenté quelques mots
d’excuse. Confessant que cela avait été « le moment le plus difficile de son mandat », elle a dit avoir conscience
« des contraintes et des défis auxquels les Grecs avaient été confrontés » pendant les années d’austérité imposées
au pays.

Avant elle, le Fonds monétaire international (FMI), embarqué dans cette affaire comme membre de la fameuse
troïka chargée de superviser les plans de rigueur imposés à la Grèce, avait rédigé plusieurs rapports sur le
dossier. Ses conclusions étaient sans appel : les programmes, reposant sur des modèles erronés et faussés, ont
été un échec pour la Grèce. Plus que redresser le pays, ils avaient surtout servi à sauver les banques allemandes
et françaises, qui s’étaient engagées sans discernement après la création de l’euro en 2000, relevaient les
auteurs. Jamais l’institution n’aurait dû accepter d’y être associée, jamais plus elle ne devrait participer à pareil
projet, concluaient-ils.

La Banque centrale européenne, autre membre de la troïka, n’a jamais donné les conclusions de cette
expérience. Elle a juste fait savoir qu’elle ne s’y prendrait plus de la même manière. Quant à la Commission
européenne, elle n’a tiré aucune leçon, pas même sur le fonctionnement opaque et antidémocratique de
l’Eurogroupe, dénoncé avec vigueur par l’ancien ministre des finances grec Yánis Varoufákis. Pour elle, la Grèce,
c’est de l’histoire ancienne.

Un bilan accablant
Personne, il est vrai, n’a envie de revendiquer le bilan tant il est accablant. Le PIB du pays, qui s’élevait à
355,9 milliards de dollars en 2008, est tombé à 216, 2 milliards de dollars en 2021, soit une chute de 39 %. Du
jamais-vu dans un pays appartenant à une zone économique développée. Loin d’avoir été résorbé, l’endettement
public s’est encore aggravé : il représentait 110 % du PIB en 2012 ; il dépasse désormais les 200 %. Mais ce qui
était un problème à l’époque pour l’Europe ne semble plus l’être : l’État dégage désormais un excédent
budgétaire suffisant pour rembourser ses créanciers.

Cela s’est fait au prix d’une destruction de tout l’État social. Les services publics, à commencer par les hôpitaux,
l’école, l’université, ont été démantelés. Le droit du travail a été mis à sac, comme toutes les protections sociales.
Le salaire minimum a été quasiment divisé par deux. Plus de quinze réformes des retraites se sont enchaînées
pour faire baisser les pensions de plus de 30 %. Tout ce qui était intéressant à privatiser l’a été, sans regarder
aux conséquences : avec retard, la Commission européenne se mord aujourd’hui les doigts d’avoir sous-estimé la
stratégie d’expansion chinoise et d’avoir laissé le Chinois Cosco Shipping prendre le contrôle du port du Pirée.

Dans le même temps, les réformes fiscales sont toujours sur la liste d’attente : les grandes fortunes, les
armateurs, tout comme l’Église orthodoxe, grand propriétaire foncier, restent les champions de l’évasion fiscale.
Mais le sujet, semble-t-il, ne fait pas partie des priorités européennes.
Certes, le chômage a baissé. Alors qu’il avait atteint plus de 27 % dans les années 2015-2016, il n’est plus que de
12,5 %. Mais c’est au prix d’une précarisation de l’emploi et surtout d’un exode massif de la population.
Démoralisé·es, ne se voyant aucun avenir, quelque 500 000 jeunes , surtout les mieux formé·es, ont quitté leur
pays au cours de la dernière décennie. La Grèce est désormais le pays de la zone euro qui compte la proportion la
plus élevée (22 %) de personnes âgées de plus de 65 ans.

Une économie tombée dans une trappe de pauvreté
Selon les modèles mis en avant, Athènes était censée renouer avec la croissance et combler ses retards à partir
de 2019. L’arrêt de l’économie mondiale provoqué par la crise du Covid a bouleversé toutes les prévisions : faute
d’entrées touristiques, l’économie grecque s’est à nouveau effondrée. Mais tout devait se rétablir cette année. À
la fin de 2021, le FMI prévoyait une croissance autour de 6 % et la Commission européenne autour de 3-4 %
pour 2022-2023 : la guerre en Ukraine, la flambée des prix de l’énergie viennent à nouveau perturber tous les
plans.

En juin, l’inflation a atteint 12,1 %, son plus haut niveau depuis novembre 1993. Essence, électricité, logements,
transports , alimentation… les ménages grecs n’arrivent plus à suivre : leur salaires sont trop bas. La vie
quotidienne devient de plus en plus difficile. Quant aux vacances, elles sont devenues un luxe presque
inaccessible.

En début d’année, le gouvernement avait fait adopter un programme d’aide de 6,5 milliards d’euros qui se révèle
insuffisant. Début mai, il a approuvé une revalorisation du salaire minimum de 50 euros pour le porter à
713 euros brut par mois. Mais le compte n’y est toujours pas, selon les syndicats. Ils demandent que le salaire
minimum atteigne au moins 825 euros par mois. Et même à ce niveau-là, il n’aura toujours pas retrouvé son
niveau d’avant 2008.

Pour de nombreux économistes, la Grèce est piégée dans une trappe de pauvreté, avec des emplois sousqualifiés,
précarisés et mal payés. La crise de la dette a encore amplifiée cette tendance. Encouragé par les
experts de la Commission, les gouvernements successifs ont tout mis en oeuvre pour favoriser le développement
du tourisme : c’est la source la plus facile et rapide pour assurer des rentrées d’argent dans le pays. Le secteur est
plus que jamais le principal moteur de l’économie grecque. Alors que les Européen·nes et les Américain·es se
bousculent en Grèce cet été, le gouvernement s’attend à une année record, dépassant largement les 13 milliards
d’euros de l’an dernier. Mais cet argent ne se reconvertit pas dans le reste de l’économie.

Faiblement industrialisée avant la crise de la dette, la Grèce a accumulé encore plus de retard depuis. Le taux
d’investissement y est un des plus bas d’Europe. À la différence des tous les membres de la zone euro, il a stagné
pendant toute la dernière décennie. Faute de débouchés et de demande. Mais faute aussi de crédits. Le système
bancaire grec est toujours malade des impayés et des crédits non remboursés. Le problème demeure à peu près
au même stade qu’il y a dix ans : le volume des mauvaises créances n’a presque pas diminué et tourne autour de
30 %. Une majorité des petites et moyennes entreprises qui forment le tissu économique du pays sont
considérées en faillite ou en quasi-faillite.

Oublier la Grèce
Les plans européens et les interventions de la BCE étaient pourtant censés aider à l’assainissement des banques
grecques. Dans les faits, la Banque centrale s’est contentée de les couper du système bancaire et financier
européen, afin qu’elles ne contaminent pas l’ensemble. À charge pour elles de résoudre le problème comme elles
l’entendaient.

L’incapacité des banques grecques à assurer le financement de l’économie risque de peser durablement pour le
développement du pays. D’autant que le gouvernement, même s’il en avait l’envie — ce qui est loin d’être
acquis — n’est pas en mesure d’apporter son soutien. Bien qu’il se finance officiellement sur les marchés, son
sort est lié au programme de rachats de titres de la BCE. C’est elle qui assure le financement indirect de l’État. Ce
qui n’empêche pas la Grèce d’avoir les taux d’intérêt les plus élevés de la zone euro, à plus de 3 %.
Dans le cadre des programmes de relance et de soutien lancés au moment de la crise sanitaire, la Grèce est
devenue l’une des plus grands bénéficiaires de l’argent européen. Elle doit recevoir 17,8 milliards d’euros de
garantie et 12 milliards de prêt. Elle est aussi une des premières allocataires des plans climat et de l’économie
numérique. À grand renfort de publicité et de déclarations, le premier ministre annonçait à la mi-2021 le
lancement du programme « Grèce 2.0 ». Grâce aux fonds européens, le pays allait changer de modèle et entrer
de plain-pied dans l’économie de demain.

La guerre en Ukraine, la montée de l’inflation, les tensions sociales paraissent avoir amené le gouvernement à
réduire ses ambitions. Il ne parle plus de changer de modèle. Il semble au contraire chercher à perpétuer
certaines pratiques de l’ancien : les modalités de distribution d’aides et de financements apportés par l’Europe
ont été dessinées de telle sorte qu’elles ne bénéficient qu’aux grandes entreprises, y compris étrangères, qui ne
représentent qu’une partie très faible de l’économie. Toutes les PME, elles, semblent tenues à l’écart.

À ce stade, la Commission européenne, censée contrôler le bon déroulement de ses programmes, n’a pas réagi.
Mais cela paraît désormais une habitude quand il s’agit de la Grèce, quel que soit le sujet. Bruxelles n’a rien à
dire sur les conditions d’accueil et les traitements réservés aux réfugié·es qui arrivent sur les côtes grecques. Pas
plus qu’elle ne semble se soucier des pratiques d’espionnage contre des député·es et des eurodéputé·es
d’opposition réalisées par les services de sécurité intérieure. Le même silence entoure toutes les mesures
adoptées par ce gouvernement très à droite qui porte atteinte à la liberté des universités, à la liberté
d’expression et des médias. La Grèce figure maintenant en queue de peloton des pays démocratiques en matière
de liberté de la presse.

Cet effondrement démocratique, qui a accompagné le choc d’austérité, semble laisser indifférente l’Europe.
Officiellement, la Grèce fait toujours partie de la zone euro : l’intégrité de l’Union et de sa monnaie a été
maintenue. Mais hormis la monnaie, c’est comme si Athènes était sortie.