Samedi 18 avril 2020, 23 heures à Paris. C’est l’heure de la résurrection pascale en Grèce. Par la fenêtre, j’aperçois la tour Eiffel scintiller au loin. J’appelle ma cousine qui vit à Héraklion, la plus grande ville de Crète. Avec émotion, elle me dit : « il y a beaucoup de feux d’artifice, les voisins sont sur leurs balcons avec des cierges allumés, mais nous sommes tristes. Beaucoup de larmes ont coulé ce soir. »

En Grèce, Pâques fait quasiment office de fête nationale. Elle est synonyme d’espoir, de renaissance et de joie. Cette année, une grande majorité des Crétois aura fêté ce moment loin des leurs, sans se rendre à l’église ou au village. Avec la tristesse de ne pas faire communauté et de se sentir isolé alors même que le nombre de cas et de morts liés au coronavirus rapporté à la population demeure limité en  comparaison avec d’autres pays européens. En effet, au 22 avril 2020, sur une population totale de 10,7 millions, il y avait 2401 cas avérés et 121 décès (au 11 mai 2020, ces nombres sont respectivement montés à 2716 et 151).

Malgré cela, une menace invisible plane : les habitants en parlent sans y croire tout à fait. Bien sûr certains bravent la consigne pour se retrouver et pour dire qu’en Crète, c’est en buvant le nectar des dieux, en partageant un repas qu’on rassemble ses forces pour lutter contre l’ennemi, quel qu’il soit. Certains disent même que des ennemis, il y en a eu de plus cruels en Crète. Mais ils sont rares. Déplacements limités, interdiction de se rassembler ou de se rendre à l’église : si les Grecs et donc les Crétois ont si bien suivi ces règles imposées par le gouvernement c’est un peu par fierté de pouvoir donner un exemple de conduite disciplinée aux autres pays, mais c’est aussi parce qu’ils ont peur. Éprouvés par les dernières politiques d’austérité, ils sont vieillissants. Comme en Italie et en Espagne, la natalité est elle aussi en baisse.

Le système de santé a été laminé : certains patients ne peuvent pas être soignés faute de thérapies disponibles, les hôpitaux manquent de moyens humains et matériels. Alors, lorsque les Grecs regardent ce qui se passe dans le pays voisin dont ils se sentent si proches, l’Italie, ils sont inquiets. Aujourd’hui, l’État peine à protéger les professionnels de santé. Comme au plus fort de la crise économique, la société s’organise — le système D se met en place. La solidarité se renforce avec l’envie partagée de venir en aide à son semblable. Des entreprises locales donnent des blouses, masques et chaussures aux soignants.

Des mairies offrent des consultations avec des psychologues. Deux étudiants dessinent et produisent un respirateur grâce à une imprimante 3D. L’Église orthodoxe met les bouchées doubles pour les distributions de nourriture. Certains religieux se disent prêts à devenir bénévoles dans les structures de santé si le besoin s’en fait sentir. Des enfants offrent aux soignants leurs déguisements d’apiculteurs,
prévus initialement pour le carnaval finalement annulé.

En collaboration avec l’un des hôpitaux de l’île, un collectif de femmes se lance dans la confection d’un patron de masque à réaliser soi-même. L’initiative s’appelle « la Crète coud des masques pour la première ligne ». Dans le village de Zaros, au sud de l’île, des dames les confectionnent avec générosité pour les offrir au dispensaire et au programme social « aide à la maison » destiné aux personnes isolées, malades ou dépendantes. Rapidement cette initiative rencontre beaucoup de succès et se diffuse ailleurs en Grèce, mais aussi à New York, Istanbul ou en Californie…

Ces démonstrations de solidarité font tenir ; elles renvoient aux valeurs humaines d’entraide si importantes dans la communauté crétoise. Mais la vie n’est plus tout à fait celle d’avant.
Car « qui a vu un printemps avec des ruelles désertes, des fenêtres closes et des cours sans veillées
[…]

Qui a vu un printemps avec des familles séparées,
les vieillards dînant sans les enfants
Qui a vu un printemps sans portes ouvertes à l’étranger,
au passant pour qu’il trouve à épancher sa soif
Qui a vu un printemps sans rires d’enfants,
sans fleurs ramassées dans les champs […] »

Ces paroles sont celles d’une chanson composée par huit chanteurs crétois, diffusée sur internet, et dont les bénéfices sont reversés à un hôpital athénien pour acheter du matériel de protection. Elles réaffirment le collectif, font entrevoir une résilience prochaine, et ce, malgré la catastrophe économique à venir. Tout comme les mots de Nikos Kazantzaki, grand écrivain originaire de l’île, qui sont partagés chaque jour sur la page Facebook du Musée portant son nom.

Son « regard crétois » héroïque, délivré des peurs et des espoirs vains, est plus que jamais une arme pour affronter la situation actuelle : « Ulysse, celui qui voguait sur les vers que j’écrivais, c’est avec ce regard qu’il devait contempler l’abîme, sans crainte et sans espoir, mais aussi sans impudence : debout au bord du gouffre » (N. Kazantzaki, Lettre au Gréco). Oui, la Crète est toujours vivante. Elle est toujours ce lieu où, même à distance, dans l’adversité, surgissent la poésie, la rencontre et l’art pour sublimer le quotidien. Ex-collaboratrice au Parlement européen, Marie Geredakis est une auteure passionnée par la  Méditerranée et le destin des peuples qui l’ont forgée. La Crète, berceau de sa famille grecque, est pour elle le symbole de ce carrefour, indispensable pour que l’Europe soit un espace vivant où les peuples se transforment et se mêlent. Crète, Le labyrinthe de Zeus, est paru en octobre 2019 aux éditions Nevicata.

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par Marie Geredakis