Extrait du carnet de voyage en Crète (3ème édition) de l’association Alsace-Crète.

 

Randonnée dans l’incontournable gorge de Samaria.

C’est la plus connue, la plus longue, la plus profonde, la plus belle (?) gorge de Crète ; elle bénéficie d’une sorte de label européen ; nul catalogue, nul prospectus, nulle agence de voyages, nul bureau d’accueil d’hôtel qui n’en vante les mérites. À tel point que si vous n’y étiez pas, vous n’avez pas été en Crète… Oui c’est bien elle, la gorge de Samaria.

Une réputation surfaite ?

Géographiquement, géologiquement, scientifiquement, historiquement, esthétiquement, sûrement pas.

Mais quand elle est piétinée tous les jours du 1er mai au 15 octobre par des milliers de touristes (2000 à 2500 quotidiennement en été) non-initiés à la randonnée, aux règles élémentaires de protection de l’environnement et aux charmes de la nature, on a du mal à se mêler au troupeau. Il existe des moyens d’éviter la foule : partir tard dans la matinée ou très tôt le matin ou y aller au printemps ou à l’automne ; il y a d’autres gorges presque ou tout aussi belles (sa voisine Aradena par exemple), mais tout de même…

Et, comme pour beaucoup elle est incontournable, la voici présentée sous toutes ses coutures :

 

Présentation de la gorge de Samaria

Longue de 16 kilomètres, elle démarre à 1200 mètres pour arriver au niveau de la mer de Libye. D’une superficie de près de 50 000 ha, elle fait partie du Parc National de Samaria depuis 1962, a obtenu une certification européenne et a été reconnue par l’UNESCO en 1981 dans le cadre du programme « Homme et biosphère ».

Durée de la randonnée : entre deux heures et demie si vous en faites une compétition sportive, et six heures si vous prenez le temps de l’apprécier.

Difficulté : aucune, à condition de partir chaussé correctement, et non en sandalettes ou en chaussures à talon. En fait, la principale difficulté est de dépasser ceux qui vous précèdent ! Et si vous arrivez au bout, vous pourrez même vous acheter un diplôme.

Liaison bus et conseils : au moins trois départs dans la matinée tous les jours à la gare des bus de Chania (tél. 0821.93052) : une heure et demie de route qui monte en lacets jusqu’au plateau d’Omalos en passant par le beau village de Lakki, haut-lieu de la résistance crétoise.

Un conseil : partir avec le dernier bus (vers 11 heures) pour commencer la descente parmi les derniers, non sans avoir payé l’entrée (eh oui ! des plaisirs comme celui-là, ça se paye !) et après avoir traîné dans les premiers mètres pour ne surtout pas rattraper les derniers touristes partis avant vous. Ou alors, montez la veille à Omalos (vers 11 heures), passez la journée sur le plateau d’Omalos, où vous pouvez bivouaquer le soir, à moins que vous ne préfériez un hôtel ou le refuge du Xyloskalo. Et le lendemain, partez dans la gorge à son ouverture, à partir de 6 heures.

Autre conseil : toujours pour ne pas rattraper le troupeau, s’arrêter à l’ancien village de Samaria pour y pique-niquer et même faire un petit somme. Il sera toujours temps d’arriver à Agia Roumeli quand la foule aura embarqué, avant 18 heures, sur le dernier bateau pour Hora Sphakion.

Dernier conseil : rester le soir à Agia Roumeli, y dîner et y dormir pour repartir avec le premier bateau le lendemain matin. À moins que vous ne préfériez continuer à pied vers Loutro ou Agios Ioannis. Si vous revenez par bateau, reprenez le bus à Hora Sphakion pour Chania (dans ce cas, achetez vos billets de bus à Chania pour les deux trajets).

Ravitaillement : à Chania (marché, épiceries, boulangeries…) ou près du parking avant l’entrée de la gorge ; mais inutile d’emporter de l’eau : l’eau coule aux robinets tout au long du parcours.

 

Itinéraire

Rien de plus simple : suivre le sentier depuis la caisse de Xyloskalo, à l’entrée, jusqu’au village d’Agia Roumeli, à la sortie. Mais tout cela peut se faire en étapes.

Depuis le plateau d’Omalos, chemin faisant, vous pourrez admirer à droite, au-dessus de vous, les sommets du Gingilos et du Volakias, vous abreuver aux sources « Neroutsiko », «Riza Sikias» ou « Vryssi », méditer sur la destinée des lieux de culte dans la petite église d’Agios Georgios ou dans celle d’Agios Nikolaos, naguère temple d’Apollon, faire votre pause casse-croûte dans le village de Samaria, abandonné, ou plutôt vidé de ses habitants depuis 1962.

Après avoir repris vos forces, vous poursuivrez en vous arrêtant tour à tour à la chapelle d’Ossios Maria (14e siècle), Sainte Marie d’Égypte, qui aurait donné son nom au village et à la gorge ; à la petite église Christos, aux sources « Nero tis perdikas » (« l’eau de la perdrix ») et «Kefalovryssias», et enfin à la chapelle Afendis Christos où se trouvait l’oracle d’Apollon, selon la légende antique.

Vous arriverez alors aux Portes de Fer (Sideroportes), le passage le plus étroit de la gorge (entre 3 et 5 mètres de large) avec des falaises d’une hauteur de 600 m !

Encore quelques kilomètres et vous sentirez l’air chaud de la côte Sud. La mer de Libye n’est plus très loin. Vous passerez dans l’antique village de Tarra fondé en 300 av. J.-C. et siège d’un ancien temple d’Apollon et de celui d’Artémis Britomartis, déesse chasseresse, avant que le village d’Agia Roumeli, ses nombreuses tavernes et sa plage de sable noir ne vous tendent les bras. Vous êtes au bout de vos peines !

 

Son histoire

Comme les autres gorges crétoises (dites « faranghis »), la gorge de Samaria s’est formée il y a 14 millions d’années. Avec des sommets imposants (au-dessus de 2000 mètres), 22 sources, de nombreuses grottes dont celles de Spilios tou Tzani, Spilios Xépitira et Démonispilios.

À un lieu aussi mythique se sont attachées de nombreuses légendes comme celle des nymphes des monts qui ensorcellent d’amour les héros crétois…

Dès les premières occupations de la Crète, la gorge de Samaria est devenue un lieu de refuge et de repli des résistants crétois : avec, au 14esiècle, sous l’occupation vénitienne, l’épisode de rébellion des Skordilides ; en 1770, Iannis Daskaloyannis en fait son Quartier Général et les assaillants turcs sont arrêtés aux Portes de Fer ; en juillet 1867, Omar Pacha échoue et brûle le village d’Agia Roumeli… À travers les siècles de résistance, Samaria et le plateau d’Omalos (cité dans « l’hymne« national » crétois) sont devenus des symboles de la résistance crétoise, comme le monastère d’Arkadi.

 

Sa flore et sa faune

Refuge pour les hommes, cette gorge l’est aussi à travers les siècles pour les plantes et les animaux : on y répertorie plus de 450 espèces de plantes, dont 70 sont, comme le dictame, des espèces endémiques de Crète ; de nombreuses espèces animales rares également comme le blaireau crétois, la fouine crétoise, le rat crétois à épines, la belette crétoise, des oiseaux de proie –vautours et aigles- qui comme l’Aquila Chrysaetos sont parmi les oiseaux les plus rares et les plus menacés d’Europe. Sans oublier enfin l’agrimi, bouquetin sauvage de Crète, communément appelé kri-kri, animal mythique depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours.

Pour illustrer cette histoire, comment ne pas citer « Là où l’ibex bondit », cette chronique de la vie quotidienne et des combats dans les gorges de Samaria, des temps antiques jusqu’à la création du parc naturel en 1960, signée Philippe Garcin et parue dans La Crète autrement.

Le mont des Givres s’auréole d’une faible lueur annonciatrice de l’aube, tandis que le reste du massif demeure sous l’emprise des ténèbres. Devant moi, la déclivité de la montagne conduit le regard vers des profondeurs insondables, qu’un pin tourmenté semble désigner du doigt. Pourtant, nous vivions là. Nous vivions dans ce pli profond, poignée d’hommes à l’écart du monde, loin des villes, loin des routes, loin des ports. Les Crétois tiennent à ce qu’on les distingue des autres Grecs ; de même, dans le clan des Vigelis, nous formions un groupe à part, indissociable d’une profonde vallée en pays sfakiote, à la lisière des Montagnes Blanches.

La Crète du Nord, celle des oliveraies et de riches négoces, nous lui tournions délibérément le dos. En hiver, la neige rendait tout contact impossible. Les beaux jours venus, rares étaient ceux qui grimpaient sur les hauts plateaux avant d’entamer une descente vertigineuse ; elle s’amorçait par un escalier de bois peu engageant, prolongé par un sentier qui, 1000 mètres plus bas, conduisait jusqu’à nous. Vers l’aval, nos deux versants allaient en se rapprochant, jusqu’aux Portes de fer, où le passage n’excédait pas quelques mètres. Il s’y faufilait un torrent qui, disparaissant l’été entre les cailloux, entraînait au printemps des branches arrachées. Encore plus bas, on débouchait sur un territoire incertain, soumis à tout ce que la mer de Libye pouvait amener de mauvais.

 

La gloire du roi Minos

Mes lointains ancêtres étaient avisés. Dans un pays où chaque brin d’herbe est un don des dieux, ils avaient compris où se trouve la vraie richesse : l’eau qui dévale des Montagnes Blanches et des deux cimes jumelles apportait la vie aux hommes, aux bêtes et aux plantes. Au creux des vallons, là où l’humidité rend les pierres glissantes, prolifèrent nos platanes séculaires, aux feuilles finement découpées. Beaucoup plus bas, les cascades creusent des vasques où se reflètent des bouquets de lauriers-roses. Dans la paroi, un cyprès moins heureux a réussi à s’imposer ; ayant grandi dans une fissure de la roche, il étire ses racines avec une lenteur obstinée et parvient à la faire éclater. Ainsi arrimé, il dresse sa ramure sombre tout en bravant les assauts du vent. De ces vaillants cyprès, les Crétois de l’Antiquité ont abattu un grand nombre ; pour la gloire du roi Minos, qui lançait la construction d’un somptueux palais. Pins et cyprès, chênes et érables, tous ces arbres prospéraient grâce à l’eau des montagnes. Les Vénitiens exploitèrent le bois du ravin, et, chez les Vigelis, on compta des générations de bûcherons.

Des plantes aromatiques se développaient là où l’eau faisait défaut : le thym, la sauge, le cyste, l’origan et ce dictame crétois qui adoucit les blessures. Au printemps, des fleurs venaient égayer nos paysages sauvages : anémones jaunes et arums blancs, campanules bleues et cyclamens mauves. Au cours de l’été, les asphodèles semblaient jaillir de la terre avec leurs grappes de fleurs étoilées. Ces plantes de montagne qui poussaient au gré de la nature, nous en recueillions les feuilles et les fleurs; leurs vertus médicinales étaient vantées dans toute la Crète et les officines de Chania ne rechignaient pas à nous les payer au prix fort. Nos fleurs, qui pouvaient guérir les hommes, nourrissaient aussi les abeilles. Ma famille avait disposé des ruches autour du village et la production de miel, il n’y a pas si longtemps, se chiffrait en tonnes.

Groupées autour de la chapelle, nos maisons occupaient un coude de la vallée. Nul ne pouvait nous surprendre : un coup d’oeil et nous savions qui venait. Nous étions les maîtres des lieux. Ou presque. Sur les corniches de la falaise, des paires d’yeux savaient voir sans être vues : l’ibex sauvage avait élu domicile sur les cimes des dieux, sur ce Volakias et ce Gigilos que Zeus avait autrefois investis.

 

Le gouverneur et la bergère

Les rares visiteurs percevaient d’abord les coups de hache de nos bûcherons ; approchant encore, ils étaient étonnés par la taille de nos troupeaux, chèvres et moutons, qui se déplaçaient au ralenti dans les caillasses des premières pentes. Les rochers se souviennent de cette fière bergère, la Chrysomallousa, qui vivait ici au temps des Vénitiens. Cette jeune fille aux cheveux d’or appartenait à une ancienne famille noble venue de Constantinople. Un jour, se rendant à une source pour y remplir sa jarre, elle se trouva face à face avec le gouverneur mandaté par Venise. L’homme fut saisi par sa beauté et tenta de l’embrasser ; il reçut pour toute réponse une gifle retentissante. Incapable de contrôler sa colère, il dégaina alors son épée et trancha les beaux cheveux de la Chrysomallousa. Mal lui en prit.

Pour répliquer à cette grave injure, les hommes du village saisirent leurs armes, marchèrent sur le castro et tuèrent le gouverneur et ses gardes. Malgré les soldats débarqués en renfort, les tentatives des Vénitiens pour punir les insurgés furent vaines. Barrant l’accès aux Portes de fer, mes ancêtres résistaient. Après une année entière de tension, le calme revint. La Chrysomallousa, pour retrouver son honneur perdu et peut-être aussi pour calmer les esprits, décida de se faire religieuse en se vouant pour toujours à l’un des plus anciens monastères de Crète : Ossia Maria.

Plus tard, quand la Crète eut à subir le joug des Turcs, ceux de mon village résistèrent de plus belle. Si le reste de la Crète payait le carach, une contribution obligatoire sous peine de mort, tout le pays sfakiote y échappait. Les Turcs redoutaient trop les hommes des montagnes pour essayer de leur ravir leur indépendance.

L’un de ces montagnards, Yannis Daskaloyannis, était bien conscient des craintes des Turcs. Dès lors, pourquoi ne pas nous révolter, avec tous nos frères crétois, contre cet envahisseur qui marquait déjà le pas dans cette partie de l’île ? Mais cela, les Turcs ne pouvaient le tolérer. Pour défaire ces paysans prétentieux, ils déployèrent toute une armée : ce fut en vain. Battus à l’entrée des Portes de fer, battus encore sur les hauts plateaux, les Turcs savaient cependant que le temps était leur allié. Reclus au fond de notre vallée, menacés à la fois par l’ennemi et par la faim, les Sfakiotes poussèrent leur chef à se rendre. Daskaloyannis réalisa alors qu’il avait défié un empire et obtempéra. Son rêve d’une Crète libre prit fin sur les marches du fort d’Héraklion, où les Turcs l’écorchèrent vif.

D’autres révoltes échouèrent pendant les deux cents ans où la Crète fut sous occupation ottomane. Chaque fois notre village coincé entre ses falaises formait l’ultime refuge des rebelles; et chaque fois l’épuisement des provisions et les rigueurs de l’hiver mettaient un terme à la révolte.

Le soleil s’élève maintenant au-dessus des Montagnes Blanches. Ses rayons inondent les hauts sommets, les saillies et les fissures, les replis de la roche et les blocs arrêtés dans leur chute. Il s’en est fallu de peu que le mont des Givres ne fût le plus haut de Crète ; l’Ida ne le dépasse que de trois mètres. On dit que les Sfakiotes ont tenté, un jour, de rehausser leur sommet en amassant des pierres sur son faîte. Notre fierté crétoise se manifeste jusque sur nos plus hautes montagnes.

Les pentes boisées qui dégringolent à mes pieds prennent peu à peu consistance et bientôt une chaude clarté illuminera Ossia Maria. Il se peut que cette tiédeur de l’été annonce un hiver féroce. Quand viennent les grands froids, les vautours et les faucons tournoient entre les cimes enneigées. Un abondant manteau blanc recouvre les hauts plateaux et le vent du Nord s’engouffre dans le ravin avec violence. C’est alors que l’ibex se hasarde à proximité de nos anciennes maisons, grattant le sol de ses cornes noueuses pour y déceler des racines comestibles.

Symbole de la Crète farouche, courageuse et libre, l’ibex était déjà vénéré à Cnossos, avant même que le taureau n’y fût à l’honneur. Zeus, le dieu des dieux, auquel la Crète a donné le jour, fut élevé dans nos montagnes par la nymphe Amalthée, une nymphe qui ressemble fortement à notre ibex, je peux bien dire “ notre ” ibex, car, dans toute la Grèce, seul le pays sfakiote a le privilège d’en posséder. Il paraît qu’on en rencontre aussi dans les montagnes d’Asie, ce qui laisse supposer que la Crète était autrefois rattachée à ce continent.

Les Turcs ont d’abord tenu à rattraper cette Crète qui s’échappait à la dérive. Puis ils l’ont laissée flotter au milieu des tempêtes. Avant la dernière guerre, le clan des Vigelis comptait bien cinquante membres. Ni les envahisseurs ni les rigueurs de la nature n’avaient eu raison de nous. Nous faisions tous les métiers : chasseurs et bûcherons, herboristes et bergers.

Quand la guerre éclata, la résistance s’organisa au village et tous les Sfakiotes prirent une part active à la lutte que la Crète livrait. Notre roi Georges et ses ministres s’étaient réfugiés en Crète. En mai 1941, poursuivis par les nazis, ils marchèrent deux jours entiers à travers les Montagnes Blanches et atteignirent notre village. Nous les avons escortés jusqu’aux Portes de fer, afin qu’ils puissent rejoindre les navires britanniques salvateurs.

La guerre finie, il y eut d’autres années sombres. Une querelle fratricide nous opposa au village de Lakki. Oh, pas tellement pour la défense de convictions politiques ! Mais plutôt pour le droit d’exploiter de bonnes terres que tous revendiquaient. Peine perdue… Tous ces événements nous furent bien funestes. Même les ibex en firent les frais. Les maquisards avaient tiré leur subsistance de la chasse, abattant ou piégeant chaque jour des oiseaux, des lièvres ou des ibex. Tant et si bien que le nombre de ces derniers s’abaissa à moins d’une centaine. L’un d’entre eux échappa aux fusils pour vivre un sort bien singulier. En 1940, un berger parvint à capturer un jeune ibex et le joignit à ses autres chèvres. Il décida de le nommer Kri-kri et l’animal sut rapidement reconnaître son nom. Après l’aide massive des Américains à la Grèce, le berger fit don de cet ibex au président américain Harry Truman, en signe de reconnaissance. Kri-kri s’envola donc pour Washington, où il fut gratifié d’un accueil pompeux, mais ne réussit pas à s’adapter à un cadre de vie si différent du sien. Il mourut peu après son arrivée en Amérique.

 

Trop beau pour y vivre

Les occupants partis, la paix revenue, allions-nous pouvoir enfin élever nos abeilles et couper notre bois sans être harcelés par la folie du monde ? Le répit fut bref. Par un triste jour de 1962, le gouvernement grec nous fit savoir que nous habitions dans un site d’une grande beauté, dont les chèvres sauvages et certaines plantes étaient d’une rareté extrême. Nous le savions déjà. Hélas, on nous informait aussi qu’un “ parc ” était créé, dont l’accès serait réglementé… et qu’il fallait évacuer le village. Tel était le présent que nous offrait notre pays, à nous qui avions combattu et résisté pendant tant de siècles pour qu’une Grèce libre voie enfin le jour. On nous relogea à Chania ou à Chora Sfakion, des villes avec des routes et des voitures, et même l’électricité. Nous étions livrés au monde moderne. Notre horizon n’était plus barré par deux murs de roche. Ossia Maria ne nous protégerait plus.

La petite chapelle veille désormais sur un village fantôme. Coup de hache dans l’écorce de mon île, le ravin où se dresse Ossia Maria relie deux Crète : celle où l’on moissonne et celle où nous survivions. Au printemps, le torrent glacé qui court jusqu’à la mer s’incurve au pied de murs effondrés. Pourtant, nul cataclysme ne m’a chassé loin de chez moi : c’est l’ibex qui a eu le dernier mot. Juché sur la falaise qui projette son ombre au fond du ravin, il contemple les demeures vides, tout en bas, de ceux qui avaient osé profaner son territoire. »