La géographie physique et politique a encadré l’Égée de deux lignes symétriques horizontales : à la Crète au sud répond la côte nord de la mer aux mille et une îles, comme deux bras tendus de la Grèce vers le quatrième rivage qui fut hellénique. À moins que ce ne soit deux visages se regardant, deux πρόσωπα, la Montagne Sacrée de l’Ida et la Sainte Montagne de l’Athos. Alsace-Crète était appelée à passer de l’une à l’autre – ce qui fut réalisé en mars 2016. Parvenus au pied de la presqu’île, la plus orientale de la Chalcidique, les agiorites* d’Alsace-Crète ont confié les femmes à la cité céleste, Ouranopolis, et rêvant d’un séjour plus élevé, ils ont pris la mer. Ils brûlaient de gravir les hauteurs réelles et symboliques de cette république monastique, décrétée exclusivement mâle en 1045.

Sous la conduite éclairée et amicale de « papa Christos », aussi strasbourgeois que thessalonicien, ils ont suivi un déroutant parcours initiatique. Quatre jours ont suffi pour le graver en eux, malgré les trois boutiques de Karyès, ce village qui fait office de capitale et qui a offert opportunément quelques nourritures encore terrestres à ceux qui souhaitaient revisiter chaque jour la première étape de leur initiation.

Des espaces de silence et de pierre

Celle-ci fait parcourir des paysages vallonnés où la main discrète et sûre de l’homme insère son travail entre des zones forestières qu’elle a à peine effleurées. Ces campagnes d’une rare harmonie s’ordonnent et prennent sens sous la garde sainte et vigilante du haut sommet pyramidal et encore enneigé de l’Athos. Elles sont parsemées de centaines de coupoles, si arrondies, si féminines, ici plus fines et timides, là plus démonstratives : autant de monastères, de skites, de kellia. Mais il faut franchir l’étape des fortes murailles défensives des grands établissements pour pénétrer dans les espaces de silence et de pierre, où monte le seul bruit de la simandre, où les chapelles et la phiale – cette belle rotonde à colonnes abritant la vasque aux ablutions – font escorte au Katholikon, l’église principale, rouge comme la Passion, dont les lignes courbes et austères fleurissent en dômes. Il faut enfin entrer : et là, pour l’œil patient, l’or des icônes et les immenses lustres travaillent la ténèbre et dévoilent quelque chose comme une image de l’invisible. L’impression de retrouver en soi une présence oubliée est plus forte encore si l’on est sorti de la nuit du sommeil pour assister au premier office : alors, au fil des heures, à la lueur des bougies et des candélabres se substitue lentement, irradiant avec une infinie délicatesse depuis la coupole, l’aurore aux doigts de rose et d’ange… Toute la Sainte Montagne est une icône.

Visage devant visage

Et voici qu’un an plus tard, papa Christos nous réunit à Strasbourg dans une chapelle plus modeste que la moindre de la Sainte Montagne, mais si belle en son humilité dorée d’icônes. De ces icônes, il nous parle avec cette chaleureuse pédagogie du cœur et de la connaissance que nous apprécions tant chez lui. La clef de son explication, c’est ce que la tradition chrétienne appelle l’Incarnation, cette présence du divin en la chair humaine ; les iconoclastes, en rejetant et détruisant l’image, l’ont reniée. À tort, car l’homme n’est pas duel : il n’est pas appelé à abandonner un corps qui serait chose méprisable, mais à être tout entier transfiguré. L’icône du Christ ou des saints, offerte à la vénération, est l’image médiatrice de cette transfiguration promise.

Toute notre petite assemblée, qui réunissait des chrétiens de différentes confessions, des agnostiques et des athées, écoutait papa Christos : car, même sans adhérer au discours théologique sur lequel il la fonde, chacun pouvait sans doute se sentir proche de la vision anthropologique que papa Christos avait formulée au début de son discours : devenir humain, c’est passer de « l’individu » à la « personne », c’est devenir prosopon- πρόσωπον, être en vis-à-vis, visage devant visage, yeux devant les yeux ; reconnaître l’autre et se connaître en lui.

Reconnaître l’autre

Et cette affirmation a trouvé une résonance particulière dans l’amitié du repas si délicieusement grec qui a suivi, mais aussi dans l’appel qui y a été fait par Marc Devos : reconnaître l’autre, l’ami de Grèce qui souffre, quand les mesures injustes qui lui sont imposées le condamnent à la privation et lui interdisent même l’accès aux soins médicaux. Alsace-Crète renouvelle ainsi son appel pour contribuer à fournir le nécessaire à des dispensaires et des hôpitaux grecs. Les paroles de papa Christos trouvaient là pour tous un écho tout à fait concret et d’actualité. « Peindre l’icône » « être transfiguré », n’est-ce pas, papa Christos, s’humaniser, devenir une personne  regardant une autre personne ? Et cela résonne aujourd’hui en termes de solidarité avec nos amis grecs.

Bernard Diette

*Agiorite : qui vit dans la « Sainte Montagne »